L’un des meilleurs commentateurs de Baudrillard est Gary Genosko, l’auteur du Baudrillard and Signs, un livre qui place Baudrillard dans le contexte de la sémiotique et de la pataphysique.1 Genosko écrit: «Baudrillard est l’inventeur d’un langage sophistiqué décrivant les capacités de simulation les plus avancées des systèmes d’information.»2 Baudrillard croyait être le critique de la techno-culture, mais il est une icône et, pour moi, il était le poète de la techno-culture. Il a quelque chose d’important à dire sur «l’avenir» de la techno-culture, et pas nécessairement uniquement négatif et critique. Je lis Baudrillard non pas comme un philosophe tel que ce terme est traditionnellement compris, mais comme un philosophe des médias. C’est pourquoi je commencerai par parler du film Matrix.
Simulacres et Simulation, Matrix
Baudrillard est surtout connu pour sa théorie de l'hyper-réalité. Son livre le plus célèbre est Simulacres et Simulation, dans lequel il a écrit sur la carte précédant le territoire et sur Disneyland, qui dissimule le fait que toute l'Amérique est Disneyland.3 Le livre Simulacres et Simulation a été immortalisé lorsqu'un exemplaire évidé est apparu dans le film de science-fiction hollywoodien de 1999, Matrix, réalisé par les frères Wachowski. Baudrillard n'aimait pas Matrix. Dans une interview accordée au Nouvel Observateur en 2003, il a déclaré que le film était une incompréhension de sa théorie de la simulation et que Matrix: «C'est un peu le film sur la Matrice qu'aurait pu fabriquer la Matrice.»4 Je pense que Matrix est un excellent film sur le plan pédagogique, à montrer aux étudiants afin de les inciter à discuter de l'impact de la Réalité Virtuelle (RV), de l'Intelligence Artificielle (IA) et du code sur nos vies. Matrix prend la théorie de la simulation dans des directions nouvelles et intéressantes, en particulier dans la manière dont elle montre comment le code logiciel instaure une hyper-réalité au niveau micro des détails et comment l'éthique des hackers pourrait devenir un défi pour l'hyper-réalité et le capitalisme cybernétique, que Baudrillard lui-même n'a pas été capable de déceler.
Le personnage joué par Keanu Reeves est, de jour, un programmeur informatique et, de nuit, le pirate informatique Neo. Il ouvre la porte de son appartement pour saluer des acheteurs de son logiciel de contrebande. Il sort de sa bibliothèque un exemplaire de Simulacres et Simulation, où il conserve des cartouches de disquettes de programmes malveillants et son argent. Baudrillard a déclaré que le film était une incarnation des idées de Platon et de Hollywood sur ce qu’est la simulation. Hollywood a produit un film intitulé Matrix qui projette dans le futur le désastre de la prise de contrôle par des machines à intelligence artificielle et de la réalité virtuelle de la Matrice, alors que nous vivons déjà dans le désastre de la Matrice, laquelle est précisément notre culture visuelle, rhétorique et signifiante.
Dans ses derniers écrits, Baudrillard déclare que la RV et l'IA dépassent tous les simulacres. C’est l’expérimentation techno-scientifique autodestructrice de l’humanité sur elle-même. L'humanité met en scène sa propre extinction en s'enfuyant dans le paradis artificiel de la virtualité, un duplicata technique du monde. Baudrillard ne fait pas de prédiction ni d’avertissement sur une «catastrophe future». Elle a déjà eu lieu. Et non pas comme une catastrophe «réelle» ou «littérale», mais comme une catastrophe «virtuelle». Comme le dit Alan Cholodenko, un autre érudit exceptionnel de Baudrillard, la fusion et l'implosion du film et la télévision avec la vie quotidienne dans l'Amérique d'après 1945 (ainsi que dans l'Europe et le Japon) s'est produite, selon Baudrillard, à la suite de l'Holocauste nazi et de la bombe atomique américaine - Hiroshima/Nagasaki et Auschwitz pour mentionner les noms terribles - qui projettent une ombre noire sur toute notre existence d'après-guerre.5 La Seconde Guerre mondiale n'a jamais pris fin. C'était à l'époque de ces événements que le monde entrait dans l'hyper-réalité et que «l'avenir» lui-même était virtualisé.
Baudrillard cite à plusieurs reprises un aphorisme de 1945 d'Elias Canetti, philosophe juif de langue allemande, parlant d'un certain point de l'histoire, quand exactement était ce point est inconnaissable, lorsque l'histoire elle-même a disparu. Canetti écrit: «À partir d'un certain moment, l'histoire n'était plus réelle. Sans s'en rendre compte, toute l'humanité a soudainement quitté la réalité, tout ce qui se passait depuis n'était pas vrai; mais nous n’avons pas remarqué.»6
En conséquence, l'historiographie et les sciences humaines humanistes deviennent un gros problème. La philosophie et les sciences sociales, qui placent en leur centre le sujet humain et la confiance en la soi-disant «réalité», devraient être complètement révisés. De l’intérieur d’une culture d'hyper-réalité médiatique, nous n'avons plus un accès clair au passé.
Vivons-nous dans une simulation informatique?
En parlant de films sur la Matrice que la Matrice aurait réalisés à propos de la Matrice, avez-vous déjà remarqué que des trois films sur «vivons-nous dans une simulation informatique?»7 - eXistenZ de Cronenberg, Passé virtuel de Emmerich et Matrix tous sont sortis dans la même année 1999? Cela a dû être préprogrammé comme indice par la civilisation extraterrestre avancée qui a créé la simulation RV connue sous le nom de notre existence.
Les simulacres sont des copies sans originaux. Ils n'ont jamais eu d'original ou ils ont perdu leur référent. La culture médiatique est devenue si intense que les images remplacent les objets physiques dont elles étaient les représentations, et les discours remplacent les significations dont ils étaient les «signifiants» dans la démocratie. La simulation est la règle des modèles et des codes, la manière dont ils précèdent et déterminent notre existence quotidienne.
High Life de Claire Denis
Je parlerai d'un film récent qui, à mon avis, est très baudrillardien: le film de 2018 de Claire Denis, mettant en vedette Juliette Binoche et Robert Pattinson, un film intitulé High Life. High Life est étroitement lié à certaines idées clés de la dernière période de Baudrillard, selon laquelle l'humanité est engagée dans une expérimentation techno-scientifique sans fin, que la sexualité et la reproduction sont en crise, que l'humanité est confrontée à son extinction comme espèce et que le «Trou noir» - qui symbolise les dernières avancées des Deep Sciences ou la suspension des lois physiques, peut permettre à l'humanité de trouver la trappe d'évacuation pour sortir de sa situation carcérale généralisée.
Je suis américain
Je suis Américain, je vais donc dire quelques mots sur la réception de Baudrillard en Amérique. Avant que Baudrillard se soit mis à écrire sur la simulation et les simulacres, il a publié vers 1970 des ouvrages qui s’intitulent Le système des objets, La société de consommation et Pour une critique de l'économie politique du signe.8 Avec cette première phase de son oeuvre, je crois que Baudrillard aurait dû être établi comme le plus important penseur pour la gauche radicale depuis Karl Marx. Mais cela n'est pas arrivé. Dans les années 1970, des ouvrages sur Baudrillard et des recueils d'essais de Baudrillard, publiés par Douglas Kellner et Mark Poster sont apparus. Kellner et Poster ont fait leur carrière en se présentant au public des étudiants lecteurs comme des «experts de Baudrillard». Mais ils n’aimaient pas Baudrillard. Tous deux marxistes, ils ont réagi à la brillante et importante révision du marxisme de Baudrillard en rappelant et répétant le marxisme classique. Ils ont empêché toute une génération de jeunes anglo-américains de comprendre Baudrillard.
Baudrillard a lancé un défi à presque tous les mouvements sociaux, politiques et intellectuels de gauche. Il a écrit des textes défiant le marxisme, le féminisme, les mouvements de libération sexuelle, la psychanalyse, Foucault et Deleuze, le mouvement des radios libres et le mouvement de l'écologie. Personnellement, je suis plus du côté du féminisme que de la contestation du féminisme de Baudrillard, et plus du côté du mouvement écologiste que de la divergence de Baudrillard par rapport à celui-ci. Pourtant, ce que je crois personnellement n’a absolument aucune pertinence pour la question de savoir quelle est la manière intellectuellement et académiquement responsable de lire Baudrillard. Il n’est pas juste de répondre à la controverse de Baudrillard sur le marxisme ou le féminisme ou avec le mouvement écologiste en utilisant simplement l’occasion pour réaffirmer leurs principes, tout en rejetant, sans considération sérieuse, ses défis à leur vision du monde.
Je ferais 8 points sur Baudrillard
Je ferais 8 points sur Baudrillard. Ayant exprimé mon profond accord avec lui, où puis-je prétendre voir quelque chose au-delà de ce qu'il a vu? Je pense que Baudrillard fournit une alternative au marxisme, un nouveau défi radical au capitalisme cybernétique. Ce nouveau défi commence par son articulation de la théorie radicale du «prendre le côté des objets». Je discuterai de l'émergence de ce que j’appelle un projet «d'informatique de la séduction» orienté objet et alternatif, un projet inspiré par le principe de la séduction de Jean Baudrillard9.
La grande perspicacité de Baudrillard dans ses trois premiers livres
Quelle est la grande perspicacité sur la culture de consommation et des médias que Baudrillard formule dans ses 3 premiers livres? Pour le citoyen culturel moderne, la matérialité des objets est subordonnée à leur participation à la «circulation parfaite des messages»10. Tous les objets entrent en équivalence par leur appartenance au système d’objets «universel». La théorie politico-économique de Marx sur la forme-marchande de la valeur d'échange dans le capitalisme est fusionnée avec une radicalisation de la sémiotique linguistique de Saussure. Il en résulte une critique de fusion originale de la forme-signe dans le capitalisme cybernétique. Cette «économie politique du signe» unifiée équivaut à celle du «code». Le code, c'est l'inauthenticité des objets modernes, bien qu'ils soient plus fonctionnels que jamais. Le signifiant de la grandeur de l'Amérique et l'objet en série se substituent à des singularités concrètes des objets. Nous vivons dans la démocratie formelle des signes d’affluence - la république de la voiture et le cheeseburger. À la valeur d'usage, la valeur d'échange et la valeur de signe, Baudrillard oppose l'échange symbolique, dont la circulation des cadeaux est une illustration. La non-comparabilité du don est «autre» au capitalisme.
Le premier ordre des simulacres
En contemplant l’histoire de la période de la Renaissance jusqu’à la première révolution industrielle, Baudrillard établit le type idéal de ce qu’il appelle «la loi naturelle de la valeur». Il associe également cette idée à celle de Platon sur le simulacre, où l’image est prise comme le reflet d’une réalité profonde. Dans le premier ordre, il y avait quelque chose comme un «réel». Stuc, baroque et trompe-l'oeil sont tous associés par Baudrillard au premier ordre de simulacre.
Le deuxième ordre des simulacres: la révolution industrielle
Le deuxième ordre de simulacres est associé à la première révolution industrielle de la fin du 18e et du début du 19e siècle. Il comprend également le fordisme et le taylorisme du XXe siècle. Le second ordre est le type idéal de «loi de la valeur du marché». Le schéma dominant est la production. Baudrillard relie le second ordre au fétichisme des marchandises de Karl Marx - l’image masque et dénature une réalité profonde11.
Le troisième ordre des simulacres: La simulation est arrivée
Le troisième ordre est la simulation propre: la loi structurelle de la valeur, le système de différences simulées générées par le code. Le troisième ordre parle à nouveau du «réel», devenu maintenant hyper-réel. Baudrillard parle avec Nietzsche - l’image masque l’absence d’une réalité profonde.12 L’apparence du troisième ordre est un moment d’or pour «les médias sont le message» (McLuhan), considérant la reproductibilité comme media. Les objets ne sont pas tant reproduits techniquement que conçus en tenant compte de leur reproductibilité.
Dans L’Autre par lui-même, Baudrillard décrit le paradigme des nouveaux médias numériques comme une «performance interactive» ou un «spectacle intégré» dans lequel l'individu en poste sur son ordinateur devient un nœud autonome d'un réseau, qui gère ses propres opérations et désirs. Il y a une disparition du privé et du public. «L’opération la plus intime de votre vie devient la pâture virtuelle des médias.»13
Le quatrième ordre des simulacres: la valeur rayonne dans toutes les directions
Dans le quatrième ordre, qui est fractal et viral, l'image n'a plus aucun rapport avec la réalité. La valeur rayonne dans toutes les directions… comme une métastase cancéreuse. Chaque sphère de la société trans-moderne perd sa singularité et est absorbée par toutes les autres sphères. Il y a sexualité sans sexe, communication sans signification et information sans vérité. Tout, même le plus banal, est soumis à une esthétisation ou à une circulation pure.
Le cinquième ordre des simulacres: ironie, parodie et carnavalesque
Ce que j’appelle, dans mon interprétation, le cinquième ordre est abordé dans Carnaval et Cannibale.14 Baudrillard diagnostique le stade auto-parodiste de la société occidentale. La simulation est maintenant une farce, une mascarade, une distorsion de miroir amusante des valeurs du modernisme (liberté, culture, vérité). Ou vice versa. «Le pouvoir, on le sait, n’est plus que la parodie des signes du pouvoir.»15 Les valeurs de l’Amérique dégénèrent en auto-caricature - une jouissance néo-fasciste dans le grand spectacle de la trans-télé-réalité.
Trump: «Je ne veux tout simplement pas tuer 10 millions de personnes, d'accord?»
Nous assistons actuellement - dans le spectacle de Donald Trump, au remplacement à grande échelle de la politique par la télé-réalité, au télé-morphose de la fusion entre la télé-réalité et la vie quotidienne - à la disparition de la politique dans le banal et 15 minutes (Andy Warhol) d’insultes célèbres de la culture d’obscénité de la vie américaine. Trump est un signifiant vide très réussi. Le fake n'est pas une trahison de l'authenticité. Fake c'est bien. Trump est le fake le plus talentueux au monde. J'aime le fake. Les mensonges sont passionnants. Ils instituent leur propre récit percutant. De nombreux commentateurs des médias libéraux tels que CNN et le New York Times ne cessent de souligner que Trump est un menteur, et cela est peut-être vrai. Mais cela ne réduit pas le nombre de ses partisans. Trump est déjà plus «avancé» que le discours moderniste de la vérité. Invoquer «la vérité» contre lui ne fonctionne pas. Trump est à la frontière entre post-modernisme et hyper-modernisme. D'une part, il est une figure classique des années 1980 post-modernistes. De l’autre côté, Trump utilise Twitter pour exister dans le présent sans fin. Les réclamations faites sur Twitter disparaissent rapidement et sont retirées de tout contexte de leur vérification.
Quand Trump dit quelque chose, cela devient vrai parce que Trump le dit. Le New York Times ne peut rien y faire. Trump change ce qu'il dit sur un sujet donné d'un jour à l'autre. Les médias libéraux vont «prouver qu'il a tort» avec des preuves, mais cette justification a l'effet inverse pour la «majorité silencieuse» de la moitié des Américains pour qui ces médias sont les menteurs. Les bases institutionnelles pour la légitimation de «la vérité» ont disparu sous les montagnes d'informations. Lorsque Trump a déclaré que des milliers de musulmans avaient célébré sur les toits de Jersey City, dans le New Jersey, le soir du 11 septembre 2001, il avait «raison». 100% exact, comme Trump a tweeté plus tard. Dans l'épistémologie du sujet humano-démocratique et de la vérité, le prétendu événement sur le toit «n'a pas eu lieu». Pourtant, dans l'épistémologie hyper-moderniste, le pouvoir émotionnel des images mentales évoquées par Trump porte la force de «l'hyper-réel image-objet» de ces méchants célébrateurs musulmans. Trump a probablement vu à la télévision des célébrations cyniques dans les territoires palestiniens. Dans la culture des images, il est normal de transposer les fêtards sympathisants d’Al-Qaïda d’un lieu géographique à un autre, l’hyperespace de la mémoire de Trump entremêlé à l’espace télévisuel joué sur tous les écrans du monde.
D'un point de vue baudrillardien, on pourrait dire que les médias eux-mêmes (non seulement les médias d'information, mais les médias considérés dans leur sens le plus large) - ont promu une culture de la simulation et des simulacres où les mots et les images sont indépendants et sans référence - sont responsables de Trump. La culture des médias en général a ouvert la voie à Trump. L’ensemble de l’Amérique est responsable de la situation désastreuse dans laquelle nous nous trouvons maintenant.16
L’œuvre de Baudrillard est une oeuvre littéraire
Baudrillard a débuté sa carrière en tant que sociologue et critique gauchiste du capitalisme des années 1960. Pourtant, il était également un érudit en littérature (allemande). Les critiques du capitalisme postulent un sujet humain qui incarne la critique: un acteur social ou le critique lui-même. Baudrillard est passé de la théorie «critique» à la théorie «fatale» et a déclaré que «tout est simulation»17. Il aurait pu plutôt dire que «la simulation est en train de se multiplier et que la réalité est en déclin». Si vous opérez dans une épistémologie «réaliste» , ce que Baudrillard a dépassé, vous ne pouvez pas en même temps (A) dire que tout est une simulation et (B) être la personne qui fait cette déclaration. Si la simulation est absolue, vous ne pouvez pas le dire. Mais vous pouvez le dire comme une science-fiction. L'avenir a déjà eu lieu. Cool Memories II: «La fiction? J'y suis déjà.»18 Cool Memories I:« La théorie ne se fonde pas sur les faits acquis, mais sur les événements à venir»19 Vous avez un scénario SF de «l'avenir», puis vous inversez ce monde projeté avec ses règles narratives dans le présent. Comme Alan Cholodenko commente l'Amérique: <<Baudrillard dit que, dans l’hyper-réalité, l’imaginaire se transcende dans une fiction réelle.>>20 Dans ce mode théorie-fiction, vous pouvez dire que «tout est simulation».
Les neuf milliards de noms de Dieu
Baudrillard cite souvent une histoire de SF: «Les neuf milliards de noms de Dieu» d'Arthur C. Clarke21. Un groupe de moines tibétains qui vivent haut dans les montagnes sont engagés dans la tâche sans fin qu'imposent leurs convictions spirituelles d'inscrire par écrit les prétendus 9 milliards de noms de Dieu. Selon leurs prophéties, l'achèvement de cet effort monumental sera suivi de la fin du monde. Les moines se lassent de leur travail ardu et décident d'embaucher un groupe de techniciens IBM pour informatiser le processus. Après avoir travaillé dans le village de montagne tibétain et achevé leur travail, les consultants IBM s’échappent rapidement, ne voulant pas être présents alors que, selon eux, les moines connaîtront la déception du non-respect de leurs prophéties. Les techniciens redescendent la pente vers la civilisation et observent dans le ciel nocturne les étoiles qui se détachent une à une.
Baudrillard interprète l'histoire en ces termes: les techniciens ont «lancé le code de la disparition automatique du monde en épuisant toutes ses possibilités»22. «Quand l’opération virtuelle du monde sera terminé», écrit-il, «… qui est le même fantasme que la déclinaison du génome humain ou la déclinaison mondiale de toutes les données et toutes informations, nous verrons aussi les étoiles disparaître.»23 Dans son plaidoyer en faveur du langage poétique dans L’échange symbolique et la mort, il présente une idée du langage et potentiellement sur le code de logiciel, qui est le contraire du code tel que l'entendent les techniciens IBM24. Outre l’argument de Baudrillard sur la virtualisation du monde par l’ordinateur binaire-numérique tel que nous le connaissons, il a également évoqué un deuxième argument concernant l’histoire de Clarke qui a presque toujours été négligé. L’essentiel n’est pas que la vision spirituelle du monde des moines bouddhistes l'emporte sur la vision scientifique du monde des techniciens IBM. Le second point est que le code informatique du computer science du courant dominant est l'exact opposé de la compréhension poétique et anagrammatique du langage que Baudrillard élabore dans L’échange symbolique et la mort. L'écriture et la poésie soulignent la jouissance de l’échange symboliqueet «visent une résolution totale» dans les possibilités ludiques du verset.25 «La jouissance… écrit-il, «est à la mesure du détour, du retardement, de la perte de l'énoncé.»26 La résolution poétique, qui émane de l'ambivalence et de la réversibilité, n'est pas la même que la résolution du monde des programmeurs d'IBM ni la signification sans fin du système des différences simulées de la sémio-culture de consommation.
Pour moi, le code logiciel est l'écriture du 21ème siècle. Notre tâche serait de l’anagrammatiser au sens de Baudrillard. Ce serait l'insurrection du code contre ses propres lois de la valeur. L'anagramme ou la résolution poétique est une dispersion sans reste, et un report, et un détournement radical27 du mode de signification.
Baudrillard et High Life
Avec une atmosphère cinématographique rappelant celle du film de Andrei Tarkovsky Solaris87, le film de 2018 High Life exprime bon nombre des idées de la dernière phase de l’oeuvre de Baudrillard. Le «trou noir» métaphorique - site du phénomène extrême de la fin de toutes les lois physiques - peut constituer le moyen de sortir de notre impasse pour l’humanité.
Baudrillard invoquait l’image du trou noir dans son texte de 1978 À l’ombre des Majorités silencieuses… ou la fin du social29. Le trou noir était une métaphore de «la mort du social», cette zone où les lois statistiques et humanistes de la sociologie cessent de fonctionner. Les masses sont «un trou noir où le social s'engouffre»30. Ces «majorités silencieuses», comme les présidents américains de Nixon à Trump les ont nommées, «opposent leur refus de sens et leur volonté de spectacle à l'ultimatum de sens.»31 Dans le langage astrophysique, l’espace-temps ou la singularité gravitationnelle du trou noir est un point de densité infinie et d'indétermination où les lois physiques s'effondrent.
Les passagers du vaisseau spatial High Life sont des prisonniers condamnés à perpétuité ou condamnés à mort, mais dont la peine servira un objectif techno-scientifique utile pour éventuellement sauver l'humanité. La proximité du navire par rapport au trou noir sera contrôlée pour son effet sur la revivification de leur puissance ou de leur fertilité de reproduction. Les prisonniers sont également chargés de la tȃche impossible de récupérer de l'énergie du trou noir et de la renvoyer sur Terre. Dr. Dibs est une meurtrière folle qui a néanmoins autorité sur les autres prisonniers. Elle y mène des expériences, y compris l'insémination artificielle. Le navire est également équipé d’un appareil de type orgone-énergie que Dibs et les prisonniers utilisent pour faire l'expérience d'un intense plaisir érotique solitaire.
Monte et son ami Tcherny passent une grande partie de leur temps dans le jardin verdoyant du navire, une zone évoquant Biosphère 2, la simulation artificielle de la nature dans le désert de l'Arizona, sur laquelle écrit Baudrillard dans L'Illusion de la fin et The Vital Illusion.32 Biosphère 2 est le projet de créer un paradis artificiel de la soi-disant «nature» et la soi-disant «réalité» alors que ces deux référents ont déjà disparu.
Biosphère 2: Le paradis artificiel de la nature
Biosphère 2, écrit Baudrillard, est «[la] synthèse artificielle de toutes les données de la planète, duplication idéale de l’espèce humaine et de son environnement»33. La divergence de Baudrillard vis-à-vis du mouvement écologiste n'est pas un rejet ou une ignorance de la préoccupation pour le destin de la planète, mais est plutôt un plaidoyer pour une écologie plus radicale, une «écologie maléfique» conforme à sa valorisation nietzschéenne du terme «mal» qui revient dans tout son système de pensée et qui doit être comprise dans le contexte de La généalogie de la morale.34 Baudrillard écrit: «L'inséparabilité du bien et du mal, c’est ça notre véritable équilibre, notre véritable balance35.» Il veut approfondir l'écologie avec une éthique d'altérité radicale, c'est-à-dire la reconnaissance d'une nature plus sauvage et véritablement «autre», et une analyse de la philosophie des médias de la RV et de l'IA en tant que système principal de remplacement de «l'illusion vitale du monde» qui entretient l'écologie. La destruction physique de la planète est un effet secondaire du clonage RV de «l'existence» et du clonage «de l'intelligence» par l'IA. De même que la guerre du Golfe de 1991 était avant tout une guerre télévisuelle d'images, qui produisait la mort et la destruction physique comme ses «effets de réalité» secondaires ou nécessitait de la «viande fraîche» de la mort comme entrée de données pour les spectateurs de TV-devenant-RV.36
Biosphère 2 contient 7 écosystèmes différents et tous les climats de la planète, recréés techno-scientifiquement, logés dans une structure géodésique en acier et verre, comprenant un océan, une savane et une forêt vierge pluviale. Les visiteurs du parc d'attractions de la Terre en miniature en Arizona viennent voir les huit habitants, semblables à des astronautes, vivre le quotidien de leur peine de deux ans.
La «trappe d’évacuation» moyen de sortir du trou noir
Pour revenir à High Life. Les années passent et de nombreuses tragédies se produisent. Après la mort de tous les autres membres de l'équipage, Monte élève sa fille Willow pendant 15 ans, en totale isolation. Arrivée au trou noir, la femme Boyse, victime du viol d’un autre condamné, avait pris une navette et traversé un nuage moléculaire. Elle meurt des forces de marée extrêmes du champ gravitationnel dense. La métaphore de l’énergie physique exotique d’un trou noir comme «échappatoire» permettant, à l’humanité de sortir de son cours catastrophique actuel, est un symbole approprié de l’anticipation par Baudrillard d’un avenir meilleur ou d’un nouvel espoir énigmatique auquel il fait allusion dans ses derniers textes. Monte et Willow entrent dans le trou noir avec lucidité comme dernier acte de leur voyage. «On y va?» demande-t-il. «Oui» répond-elle. Il semble qu'ils vont disparaître sans mourir. Ils ont atteint la singularité où le temps et l'espace deviennent égaux ou nuls. Pourquoi tout n'a-t-il pas déjà disparu? Pourquoi y a-t-il rien plutôt que quelque chose?
Considérer la technologie de manière pataphysique
Au lieu de proclamer un 6ème ordre de simulacres, Baudrillard parle de la réalité virtuelle comme étant au-delà de tous les simulacres. Ensuite, il parle d'un «enjeu insaisissable» pour l'humanité dans ce qui pourrait éventuellement apparaître après le virtuel37. «L'incertitude radicale» est «l'horizon des événements» de notre époque, où Baudrillard voit l'espoir.38 Cet espoir est pataphysique. Heidegger a vu la technologie moderne culminer dans la métaphysique, ou la métaphysique occidentale aboutissant à la technologie.39 Dans Le crime parfait, Baudrillard écrit que nous devons parvenir à une compréhension plus profonde de l'essence de la technologie que celle de Heidegger40. Dans «À l'ombre du millénaire ou le suspens de l'An 2000», il écrit que nous devons envisager la science et la technologie avec ironie, au-delà des lois de la physique et de la métaphysique, en déployant la «science des solutions imaginaires» pataphysique.41 Si cela était possible, on transformerait la technologie de l'intérieur.
La pensée de l'objet logiciel
Mon affirmation est que la théorie magistrale de Baudrillard du langage poétique peut être reliée au projet d’une informatique de la séduction. Dans son entretien avec Chronic’art en 2005, Baudrillard a déclaré:
«Peut-être que certains peuvent pénétrer dans les fissures de cet univers cybernétique? Je dois dire que je ne connais pas les règles internes du jeu pour ce monde et je n’ai pas les moyens de le jouer. Ce n'est pas un désaveu philosophique ou moral ou un préjugé de ma part. C'est juste que je suis situé ailleurs et que je ne peux pas faire autrement… Et peut-être qu'un nouveau domaine spatio-temporel de la pensée s'ouvre maintenant?»42
Pour moi, le concept le plus important du système de pensée de Baudrillard est l’objet, et nous sommes à l’ère de la transition de l’objet physique à l’objet logiciel. Il écrit dans Mots de passe que l'étude de l'objet doit être transdisciplinaire43. La nouvelle informatique philosophique sera basée sur les principes des fragments, de la séduction, de l’ambivalence, des singularités, des similitudes, des motifs, de la dualité dans l'incertitude, et de la résolution poétique du langage. Ce sont des principes qu'il a lui-même mis en évidence dans différents écrits.
Baudrillard espère que la technologie nous libérera de la technologie. Dans son essai «Au-delà de l'intelligence artificielle: la radicalité de la pensée», il discute d'un potentiel bénin au sein des technologies de la RV et de l'IA, évoquant une nouvelle ou «ultime liberté»44. Il écrit: «C’est l’achèvement de la réalité qui laisse place à l’illusion radicale… Il faut ainsi réviser notre jugement vis-à-vis de cette technique ‘aliénante’ que toute notre philosophie critique s’épuise à dénoncer»45. Il définit les conditions d'une informatique philosophique alternative, allant au-delà de l'intelligence jusqu’à la pensée. La pensée est rendue possible par l'existence de «l'autre». La pensée est une rhétorique de formes, d'illusions, d'apparences et de paradoxes.
La photographie de Baudrillard
A cet égard, Baudrillard rejette une théorie critique articulée par le sujet humain et préconise de «prendre le côté des objets». «C'est l'objet qui nous pense», écrit-il. La photographie de Baudrillard est un exemple de pratique technologique radicale46. Ce qu’il a expérimenté en photographie en tant que scène d’illusion radicale peut être reproduit dans d’autres pratiques de design. Comme il écrit dans «Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité»: «Nous croyons forcer le monde par la technique. Mais par la technique, c’est le monde qui s’impose à nous… Vous croyez photographier telle scène par plaisir – en fait c’est elle qui veut être photographiée.»47 Les pratiques technologiques radicales nous entraînent au-delà de la représentation et de la simulation, jusqu’à revenir au «cœur du trompe-l'œil de la réalité»48.
«Les choses sont bien pires que ça»
En attendant ce Godot, «Les choses sont bien pires que ça.» C’est ce qu’a dit Baudrillard en réponse à Douglas Kellner lors du symposium Baudrillard tenu en 2004 à Karlsruhe49. Les technologies de la RV et de l'IA, telles que designed et mises en œuvre dans les mainstream, dépassent toutes les illusions vitales. Ils semblent être la solution finale, une phrase qui fait écho aux nazis des années 1930 et à l’Holocauste50. L’illusion vitale de l’image disparaît dans la réalité virtuelle. L'illusion vitale du corps disparaît dans le codage génétique. L'illusion vitale du monde est remplacée par Biosphère 2. La mémoire est remplacée par «l'information à portée de main». La pensée est remplacée par l'IA. «Si le stade de la simulation est bien celui du meurtre du réel, le virtuel, lui, est le stade du meurtre du signe.»51
«Les machines artificielles ne peuvent pas éprouver du plaisir»
Baudrillard a écrit sur le plaisir en 1976 dans son exposé sur les cahiers de Saussure sur les anagrammes. En lisant les Anagrammes contre le Saussure du Cours de Linguistique Générale52, Baudrillard évoque la poétique comme séduction des trois lois de la valeur:
La loi du poème est… de faire, selon un processus rigoureux, qu’il ne reste rien… Un vers (ou plusieurs) anagrammatisent un seul mot… Le mot-thème se diffracte à travers le texte… Le corpus original est dispersé en «objets partiels»… Le poétique… se définit par le fait d'opérer sur un corpus restreint de signifiant, et de viser a sa résolution complète.»53
Contrairement aux systèmes signifiants capitalistes de différences simulées qui se prolongent à l’infini avec leur production matérielle-culturelle, Baudrillard recherche une expression qui aboutissent à la résolution poétique. La réponse réciproque est restituée aux mots.
Vers une informatique de la séduction
Le paradigme d'une informatique de la séduction cherche la transfiguration du code, émanant des objets logiciels contenus dans le code qui entraînent la réversibilité des codes. L'informatique binaire-numérique, tel qu'il est depuis ses débuts dans la conception du grand penseur Alan Turing, est basé sur la soi-disant «logique discrète» d'identités et de différences clairement séparées54. Ce dont nous avons plutôt besoin est d'une nouvelle logique des similitudes ou des ressemblances. À l'heure actuelle, la relation entre le tout (l'exécutable du logiciel) et les parties (les plus petites unités d'information de base de données) est une relation mécaniste, basée sur la métaphore de la machine, une relation comme un moteur de voiture. Ce que nous voulons plutôt dans une informatique de séduction est une relation des motifs ou de résonance entre l'instance du logiciel et ses éléments de données. Une relation comme celle entre les notes et la composition en musique ou l'ambiguïté des chaînes de mots poétiques55.
Ce que je vois dans l'image fractale, c'est l'importance de la partie constitutive en tant que motif. Dans le jeu d'images fractales de Mandelbrot, le motif est partout similaire, quel que soit le niveau auquel on regarde l'image, grande ou petite, en zoom arrière ou en zoom avant. La ressemblance ou l'auto-similarité n'est pas la même chose que l'identité. L'image fractale ne peut pas être combinatoire, car il n'y a pas de plus petite unité. Il peut toujours y avoir une plus petite dimension. Le fait que l'unité soit un motif et non une partie combinatoire représente un changement de paradigme important dans les structures de données. Ce changement de paradigme remet en question le paradigme original d'Alan Turing de l'informatique numérique binaire. C'est le début de la fin de l'informatique telle que nous la connaissons.
Selon les termes philosophiques suggérés par Heidegger, l’œuvre de Baudrillard permet eine Umkehrung ou un turning dans la façon dont nous envisageons l’informatique et la techno-culture de l’ontique au fondamentalement ontologique.56 L'ontique serait le simple «truc» de technologies spécifiques considérées dans leurs pratiques comme des moyens d'atteindre des objectifs spécifiques. L'ontologie aborde les aspects plus profonds de l'être. Selon les termes philosophiques suggérés par Castoriadis, Baudrillard fait une création ontologique en fournissant une boîte à outils des idées originale qui explique l’auto-institution imaginaire de la société du capitalisme cybernétique.57 Baudrillard développe un système de pensée autonome, un vocabulaire de mots-clés autour des thèmes de l'hyper-réalité et de la «transformation de la technologie de l'intérieur», une invention de concepts qui, selon Deleuze et Guattari, serait la tâche principale de la philosophie.58 Ou, parce que je crois en la transdisciplinarité, permettez-moi de dire: de la philosophie des médias.
J’espère que certains membres d’une nouvelle génération de jeunes liront Baudrillard et comprendront que (1) Baudrillard renouvelle et réinvente profondément la théorie critique radicale du capitalisme cybernétique. (2) Baudrillard propose des concepts pour changer le monde, une éthique et un projet que je crois qu’il n’a jamais abandonnés, et (3) il nous apprend à voir que l’avenir est virtuel jusqu’à ce qu’il ne le soit plus.